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NDLR : Ceci est un article de Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile (diffusée chaque samedi à 18h10 sur la radio publique française France Culture) et rédacteur en chef du site Rue89. L’article est sous licence Creative Commons BY-NC.
Vous pouvez également le consulter à la source > http://www.internetactu.net/2014/05/19/binge-watching-livresse-des-ecrans
Bonne lecture !
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Tout ce dont on parle depuis ce matin – dont le cas du film de Ferrara, Welcome to New York, est emblématique et qui engage on l’a bien compris des questions industrielles, commerciales, marketing -, tout ça, on pourrait le réduire en bout de chaîne, c’est-à-dire là où se trouve le spectateur, à une question d’écran. Car, que le film d’Abel Ferrara sorte en VOD, signifie tout simplement qu’il sera vu sur d’autres écrans que des écrans de cinéma – écran d’ordinateurs, de télévision, au mieux vidéoprojecteurs – et qu’il sera visionné dans d’autres conditions que la salle de cinéma – dans le canapé d’un salon, sur un lit avec la télé au bout ou l’ordinateur sur les genoux, interrompu par des coups de fil, des mails qui arrivent sur le smartphone, etc.
Image : Breaking Bad, la série télé à succès d’AMC. Un succès des séries qui ne passe plus par la télé et qui donnent lieu à de multiples formes de réappropriation et de détournement online, comme on en trouve sur Deviant Art.
En général, le fait pour un film de ne pas exister sur grand écran avant d’exister sur petit est un échec, ceux qui connaissent ce destin sont en général des films de seconde zone (trop nuls pour espérer quoi que ce soit d’une exploitation en salle) soit trop exigeants (trop pointus pour réunir le public suffisant). Et si cela est considéré comme un échec, c’est parce qu’en France, du point de vue juridique, Marc Tessier l’a rappelé, un film qui n’est pas passé au cinéma n’est pas un film, mais un téléfilm et du point de vue esthétique, le passage du grand au petit écran est considéré comme une déperdition. Je ne sais plus qui a dit… – dans ce cas, il faut dire Godard ou Truffaut… – donc Godard-ou-Truffaut a dit que la différence entre le cinéma et la télévision, c’est qu’au cinéma on choisit ce qu’on regarde sur l’écran, tandis qu’à la télévision, on voit l’ensemble de l’image et on ne choisit pas. Déperdition esthétique, et presque éthique – morale -, le spectateur de télévision étant réduit à un être passif jusque dans son regard. Mais, depuis le moment ou Godard-ou-Truffaut a dit cela, beaucoup de choses se sont passées : les séries télévisions se sont imposées, Internet est devenu la plus grande vidéothèque du monde, le prix des places de cinéma a augmenté,… Bref, il serait temps de considérer les choses différemment. C’est que je vais essayer de faire, avec un peu de mauvaise foi (mais on s’ennuierait beaucoup dans la vie – et en particulier dans la discussion – si on était toujours de bonne foi) :
- je crois que ces dernières années, mes grandes émotions de cinéma, je les ai vécues devant un petit écran : quand sur mon ordinateur, j’ai été subjugué par la scène du dîner colonial dans la version longue d’Apocalypse Now ou quand j’ai déchiré ma carte des Verts après vu sur ma télé Into the wild de Sean Penn. Et j’ai mille autres exemples.
- Je dirais même que c’est derrière un petit écran que j’ai vécu – et je ne suis pas le seul – ce bouleversement esthétique constitué par l’arrivée de la série télé dans nos vies. Autres manières de construire le récit, les personnages, de filmer, autres expériences de spectateur. Le rêve. C’est dans mon canapé que j’ai vécu cela. Pas dans une salle de cinéma.
- Et d’ailleurs, je crois être de moins en moins capable de supporter la salle de cinéma. Parce que je suis agressé par le son (souvent trop fort). Parce que le fait de devoir choisir ce que je vais regarder sur l’énorme écran m’angoisse. Parce que je supporte de moins en moins mes voisins (ceux qui mangent des pop-corn, ceux qui ont mis de trop de parfum, ceux qui soupirent, ceux qui m’enfoncent leurs genoux dans le dos). Parce que je me sens prisonnier dans une salle de cinéma, d’un lieu et d’une temporalité.
- C’est pour ça que j’aime de plus en plus le petit écran. L’image se donne dans une totalité rassurante, et en même temps, on exerce sur elle une forme de maîtrise (on règle le son, on interrompt, on revient en arrière). Et puis, la marche du monde n’est pas suspendue pendant le temps du visionnage : un enfant passe dans le champ pour aller faire pipi, un texto arrive, on peut étendre la fiction en cherchant des infos sur le web, discuter, commenter. Ce sont d’ailleurs les conditions rendant possible l’expérience propre de la fiction sur petit écran qu’on appelle le binge watching – pratique qui consiste à s’avaler plusieurs épisodes d’une série à la suite, et que l’on qualifie de binge watching sur le modèle du binge drinking qui consiste à boire beaucoup d’alcool très vite pour atteindre l’ivresse, pratique que l’on qualifie négativement donc, alors que l’état délicieux dans lequel nous plonge le binge watching est celui qui ressemble le plus à la lecture, quand on passe des heures d’affilée dans Proust ou un énorme polar nous levant à peine pour nous alimenter et entrant alors dans un rapport à la fiction merveilleux et unique. Et cela, c’est impossible dans une salle noire et close. Vive, le binge watching et Netflix ! Vive le petit écran !
Voilà, je vous avais dit que je serais un peu de mauvaise foi. Mais un peu seulement parce qu’il y a une tristesse : quand vous nous parlez avenir du cinéma, de la nécessité des salles, vous nous parlez d’économie et d’industrie, d’accord, mais parlez-nous aussi d’expérience. C’est pour cela, au final qu’on va dans une salle de cinéma, pour l’expérience.
Xavier de la Porte
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