Les nouvelles technos ne détruisent pas le cerveau, elles s’y adaptent !

NDLR : Ceci est un article d’Hubert Guillaud, rédacteur en chef du site InternetActu.net & responsable de la veille à la FING (Fondation Internet nouvelle génération); mais aussi blogueur sur La Feuille (un blog consacré à l’édition électronique) ainsi que sur Le Romanais, un blog local et citoyen consacré à la ville de Romans-sur-Isère (Drôme) et aux transformations du web local.

L’article est sous licence Creative Commons BY-NC. Vous pouvez également le consulter à la source > http://www.internetactu.net/2013/02/28/les-nouvelles-technos-ne-detruisent-pas-le-cerveau-elles-sy-adaptent

Bonne lecture !

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Sebastian Dieguez (@twieguez) est chercheur en neuroscience à l’université de Fribourg.

Lorsqu’on parle des nouvelles technologies et du cerveau, le plus souvent on évoque les effets des technologies sur le cerveau plutôt que l’inverse, estime le neuroscientifique sur la scène de Lift(vidéo). De nombreuses publications récentes nous mettent en garde contre les dangers des nouvelles technologies. Panique, psychose, dépression, dépendance, anxiété… Toute la presse ne nous parle que de cela quand elle évoque les nouvelles technologies. Comment nous rendent-elles stupides, bêtes, dépendants, seuls… Elles semblent n’être que le symptôme des maux de notre société. Elles favoriseraient, au choix, solitude, narcissisme, mauvaise estime de soi, déficit d’attention, anxiété, addiction, étroitesse d’esprit, perte de mémoire, syndrome de la peur de manquer quelque chose, stupidité…

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Image : psychoses éditoriales extraites de la présentation de Sebastian Dieguez.

“Autant dire que notre société doit vraiment aller très mal à voir tous ces diagnostics psychiatriques !”, ironise le chercheur. Ces peurs et inquiétudes sont assez déstabilisantes de prime abord, mais peut-être pas très sérieuses. Sebastian Dieguez a d’ailleurs rédigé un article pour le magazineCerveau & Psycho pour trouver le narcissisme sur Twitter, sans parvenir à trouver la moindre preuve scientifique que les réseaux sociaux soient responsables d’une épidémie de narcissisme. Les peurs que nous projetons dans les nouvelles technologies sont-elles autre chose que les peurs de nos sociétés, les mêmes qui s’expriment dans 1984 d’Orwell, la peur du totalitarisme, de la conformité, de la police de la pensée, de la mémoire…

Et si nous nous posions la question dans l’autre sens. Plutôt que de nous demander si les nouvelles technos sont en train de pirater nos cerveaux, si c’était plutôt nos cerveaux qui pirataient les nouvelles technos ? Le business, comme l’industrie du tabac ou le marketing, tente bien d’utiliser les failles de l’esprit humain pour faire de l’argent. Comment exploiter les biais du cerveau pour pirater les nouvelles technos ? Comment influence-t-il notre culture ?

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Image : Sebastian Dieguez sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.

Pour cela, Sebastian Dieguez invite la salle à faire une petite expérience : il demande à chacun de se tourner vers son voisin, de coller les paumes de leurs mains l’une contre l’autre et de toucher de leur autre main les deux index, le sien et celui de son voisin. Cette petite expérience génère une étrange sensation. On a l’impression de toucher un doigt mort (alors qu’il n’est que le nôtre et celui d’un autre), un membre engourdi. En même temps, on a l’impression de toucher seulement son doigt et pas nécessairement celui de l’autre. Ou encore que notre doigt est devenu plus petit ou plus gros. En fait, cette expérience – sur laquelle Sebastian a tout de même écrit une thèse – montre que le système tactile s’adapte sans cesse et que le cerveau tente d’anticiper, même si dans ce cas, il peut être trompé.

C’est peut-être par cette même erreur que nous avons inventé l’écriture, estime Sebastian Dieguez. Pour le comprendre, il propose de faire une hypothèse en partant des travaux de deux éminents neuroscientifiques, Mark Changizi et Stanislas Dahaene. Le premier est l’inventeur de l’exploitation culturelle et le second du recyclage culturel des cartes neuronales. Et tous deux nous expliquent comment l’écriture s’est adaptée à notre cerveau plutôt que l’inverse. Notre système visuel est situé à l’arrière du cerveau. Les neuroscientifiques distinguent plusieurs zones : certaines répondent aux couleurs, d’autres aux visages, d’autres au mouvement… Et une en particulier répond aux lettres, au système écrit, quel que soit le système d’écriture utilisé. “Mais n’est-il pas étrange que notre cerveau ait une zone pour comprendre les lettres, alors que celles-ci sont très récentes dans l’histoire de l’humanité ? Nos codes génétiques ont-ils encodé une zone spécifique qui correspondrait aux lettres ou avons-nous détourné une zone qui permettait d’autres formes de lectures pour l’adapter aux codes écrits ?”

L’homme a inventé plus de 200 systèmes d’écriture. Le cerveau humain a montré une incroyable plasticité en s’adaptant à chacune de nos cultures. Mais la diversité ne suffit pas. Mark Changizi a tenté de déchiffrer toutes les lettres de tous les alphabets pour en trouver la structure commune. Il a montré qu’en moyenne, la plupart des lettres utilisent 3 coups de crayon. Il a reconstruit une typologie depuis ces 3 traits et dénombré la fréquence des configurations de signes différents dans toutes les langues du monde. Les chercheurs ont ensuite utilisé une base de données d’images du National Geographic pour comprendre ce qui composait le monde naturel et visuel de l’homme. Ils ont cherché dans cette base d’image des signes composés de 3 lignes et les ont trouvés partout. La fréquence de ces formes de signes est incroyablement proche de celle que l’on trouve dans les alphabets de n’importe quelle langue du monde. Les langues culturelles du monde correspondent à ce que l’on voit dans la nature. Les structures des lettres et symboles que nous utilisons sont sélectionnées pour correspondre à celle des objets auxquels nous sommes confrontés dans la nature (voir l’étude de Mark Changizi .pdf).

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Images extraites de la présentation de Sebastian Dieguez, elles-mêmes tirées de l’étude coordonnée par Mark Changizi, montrant sur la première la synthèse de l’étude des alphabets et la répétition des formes dans tous les alphabets, et sur la seconde, la comparaison entre les formes “naturelle” et les formes issues de ces alphabets.

La zone du cerveau qui répond à ces structures permet de se repérer dans l’espace. Notre système visuel est optimisé pour percevoir l’espace naturel. En fait, estime Sebastian Dieguez, nous avons hacké cette disposition pour inventer l’écriture. Notre système culturel s’est conformé aux types de formes auxquels notre cerveau était habitué pour lire le monde naturel. Nos alphabets ont été inventés pour se conformer à ce que notre cerveau lisait déjà dans la nature. L’écriture et la lecture, nos outils technologiques, se sont conformé à notre approche naturelle du monde !
Les nouvelles technos ne détruisent pas le cerveau, au contraire, estime le jeune neuroscientifique. Elles s’y adaptent, elles utilisent ses capacités pour les détourner. C’est le cerveau humain qui décide la manière dont on forme les technologies. Cela prendrait trop de temps de changer l’esprit humain. Nos technologies ne font que s’y conformer. Ce que nous faisons, inventons, est d’emblée conçu pour s’adapter à notre cerveau.

Sebastian Dieguez travaille actuellement sur la pensée aléatoire. Car notre cerveau ne parvient pas toujours à tout traiter, il rencontre des difficultés qu’il n’arrive pas toujours à surmonter. Dans son laboratoire, Sebastian Dieguez demande aux gens de faire des suites de nombres entre 1 et 6, comme s’ils simulaient des jets de dés. Les gens détestent faire ce type de tâches, car ils n’aiment pas faire des choses aléatoires ou les simuler. Il nous montre deux listes de chiffres pour nous demander laquelle a été produite par un jet de dé aléatoire et laquelle a été produite par l’homme. Celle produite par l’homme a beaucoup moins de répétition. Les gens ont tendance à compter. Et quand ils se rendent compte que cela n’a pas l’air aléatoire, ils tentent une autre approche, puis recommencent, par cycles. L’homme ne sait pas produire de l’aléatoire, car notre cerveau a une mémoire, ce qui n’est pas le cas du dé.

Pour Sebastian Dieguez, ce qu’il faut retenir de ces démonstrations, c’est que nous devons laisser la nature nous inspirer. Qu’il faut puiser dans nos compétences cognitives spécifiques et exploiter les failles de notre cerveau. Notre créativité ne repose pas sur le libre arbitre ou l’aléatoire, mais sur les biais, préjugés et habitudes de notre cerveau. Ce sont elles qu’il faut exploiter !

Un discours très relativiste, qui remet en perspective bien des craintes que génèrent les nouvelles technologies et qui permet encore au neuroscientifique de pointer du doigt que la vitesse, l’accélération, l’infobésité dont nous sommes censés être les victimes ne se construisent pas contre nous, mais s’adaptent à nos capacités. “Si quelque chose est trop rapide pour nous, nous ne l’adopterons pas. Nous ne sommes pas submergés, nous savons très bien ignorer ce qui ne nous intéresse pas.”

Hubert Guillaud –  le 28/02/13.

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