NDLR: Ceci est un article de la journaliste d’Agnès Maillard extrait de son blog: Le Monolecte. Un très bon blog by the way 🙂 (le Flux RSS est ici > click click click, et pour faire un don c’est là > click click click). L’article est sous licence Creative Commons BY-NC-ND. Vous pouvez également consulter l’article à la source > http://blog.monolecte.fr/post/2012/02/16/Questions-de-temps.
C’est surtout la seconde partie que j’ai le plus apprécié, aller j’en dit pas plus. Bonne lecture !
Il y a quelque temps, Le Monde Diplo m’a proposé d’écrire de petites notes de lecture pour eux. Ouais, quand même, rien que de l’écrire, ça me fait quelque chose… il faut bien avouer que Le Diplo, c’est quand même une autre catégorie que l’emballage à poissons du bled, d’autant plus qu’au bled, on ne mange pas de poisson, mais plutôt du canard. Bref, chaque fois que j’y pense, ça me fait remonter ma température interne d’un bon dixième de degré.
En dehors du fait que j’ai désespérément besoin d’un vrai boulot avec un vrai salaire et surtout des droits Sécu, j’ai tout de suite bien aimé l’idée de bosser pour eux et je leur ai immédiatement proposé de parler du bouquin que je lisais à ce moment-là, un truc pas très connu, qui n’a pas fait la Une des trucmuches littéraires qui t’expliquent tout ce qu’il faut lire ici et maintenant — en gros, le bouquin d’un pote de la rédaction — un ouvrage bien documenté sur l’histoire des cépages interdits écrit par un certain Freddy Couderc, quelque chose de vraiment intéressant et peu connu sur la réalité viticole française, prêté par un ami passionné. Très intéressant, très nouveau dans le paysage médiatique, en prise avec des problématiques contemporaines, mais voilà, le bousin datait de janvier 2005. Même si le sujet est toujours d’actualité (forcément le vin, c’est quand même toujours d’actualité), j’ai découvert que les livres étaient aussi des produits de consommation courante, avec une DLC et tout, et que même dans un journal différent, indépendant et tout, et bien, la DLC, ça compte. Et tant pis pour le plaisir de découvrir un livre peu connu qui n’a pas disposé, en son temps, de la puissance de tir médiatique nécessaire pour exister.
Heureusement, dans le même temps, j’ai une copine de blog qui a commis un ouvrage qui résume fort efficacement son long combat féministe mené sur la blogobulle. Comble de bonheur, elle m’en fait parvenir un exemplaire que je m’empresse de lire et de compiler. Là, j’étais quand même sérieusement dans l’actualité. Même que c’était un exemplaire presse, c’est-à-dire un de ces livres qui vous parviennent avant que le commun des mortels ne puisse y avoir accès dans les points de vente dédiés. Autant dire que j’avais là un bien meilleur timing que pour ma première proposition. Mais voilà, le contenu n’était pas assez novateur. Effectivement. Pour moi qui suis assez engagée dans la lutte féministe, qui lit beaucoup d’articles sur ce sujet, en écrit aussi parfois, je n’ai pas appris grand-chose de neuf dans cet ouvrage, d’autant plus que je suis les pérégrinations de l’auteure en ligne. Mais cela me semblait par contre tout à fait intéressant pour des gens peu sensibilisés aux problématiques féministes, un bon bouquin qui démontre clairement et sans détour pourquoi et comment après 40 ans de luttes féministes, on est encore bien loin d’avoir remporté la simple légitimité de notre aspiration à l’égalité entre les sexes et à la fin de la domination masculine. Bon, d’accord, le lecteur du Diplo, ce n’est pas un perdreau sorti de sa coquille, et donc, il n’a pas besoin d’être sensibilisé : il sait. Donc, ce qu’il veut, c’est du sérieux, du pêchu.
Du coup, j’aurais bien parlé d’un autre bouquin arrivé peu après, toujours l’œuvre d’un blogueur, dont la plume profondément humaniste dépeint avec précision et empathie les rouages internes d’un monde qui répugne à trop s’exposer en public, mais bon, j’ai bien senti que je n’étais pas dans ce registre en phase avec le lectorat de ce qui est probablement le dernier journal de référence de ce pays.
Un autre blogueur m’a envoyé un livre très intéressant sur les racines jungiennes de la monnaie, quelque chose de nettement plus dans la lucarne du journal, mais voilà, c’est moi qui ne suis pas à la hauteur des exigences du sablier : voilà un mois que je lis attentivement le roboratif ouvrage et il y a fort à parier qu’il m’en faudra encore bien autant pour arriver à son terme, ce qui implique que l’horloge biologique de la critique littéraire va définitivement me péter à la gueule.
En fait, j’ai un gros problème de synchronicité avec le monde moderne.
Comme l’écrit fort justement Mona Cholet dans son dernier opus — encore un que j’ai reçu avant tout le monde, mais qui est suffisamment agréable à lire pour que je puisse espérer le finir avant sa fin précoce de vie médiatique —, l’humain a une temporalité interne qui est propre à chacun de nous, une succession de rythmes de vie, un peu comme une houle lascive qui berce tranquillement les navires sur l’océan :
J’ai longuement disserté, ailleurs, sur la privation de toute respiration imaginaire et psychique qui caractérise notre époque dévorée d’angoisse — entre crise écologique, souffrance au travail et peur du chômage — et sur les ravages causés par cette asphyxie. L’équilibre de l’individu ne peut reposer que sur une alternance de temps de participation sociale et de temps de retrait nécessaire pour refaire ses forces.
In Beauté fatale, éd. Zones, 2012, p. 58-59.
Notre époque — et plus particulièrement notre système productiviste — s’accommode fort mal de notre temporalité humaine, à l’amplitude et à la fréquence variables selon chacun. C’est pour cela que notre temps est découpé, marqué, décompté, valorisé ou non en fonction des seuls impératifs de la machine à produire. Ce n’est pas par hasard si le travail est compté en heures plutôt qu’en tonnes, en kilomètres, en calories ou en idées. Parce que ce temps calibré, accéléré, comptabilisé est un temps qui est confisqué de notre seul bien propre : notre temps à vivre.
J’ai compris cette étrange relation au temps qu’a notre société frénétique avec un petit film d’anticipation qui n’a pas beaucoup fait parler de lui… en son temps. In time(traduit de manière fort amusante et mal à propos par Time out en… français) décrit un monde vaguement futuriste où les humains, génétiquement modifiés, cessent de vieillir à 25 ans. Super bonne nouvelle a priori sauf qu’un nouveau système a transformé le temps à vivre en monnaie d’échange et si, dans notre monde, plaie d’argent n’est pas mortelle
, dans celui-là, le manque de temps se traduit littéralement par la fin de l’existence.
Petit conte cruel, ce film éminemment politique raconte avec une précision glaçante comment une petite élite arrive à accumuler du temps à l’échelle de l’éternité au détriment de tout le reste de la population condamnée à ne survivre qu’au jour le jour. J’ai particulièrement apprécié cette scène où le héros trahit sa basse extraction par l’extrême célérité de ses gestes, seul à courir dans un microscome où tout le monde à l’éternité devant lui. Il y a dans la frénésie imposée à ceux qui vivent l’œil rivé sur le décompte fatal quelque chose qui n’est pas sans m’évoquer l’aliénation du prolétaire qui ne peut compter que sur son travail pour survivre quelques jours de plus.
Avez-vous remarqué combien le temps s’écoule différemment selon que vous ayez une certaine stabilité financière ou que vous surnagez dans un océan de précarité ? Ce n’est pas ma montre qui me nargue, mais bien le calendrier qui égrène les échéances des factures, toujours régulières, alors qu’il faut toujours pomper comme un Shadok sous amphé pour juste me maintenir un peu au-dessus du zéro de l’infamie bancaire. Les perspectives sont cruellement différentes selon que vous ayez l’assurance du salaire qui remonte le niveau du compte à intervalles prévisibles ou que vous soyez dans l’attente désespérée de la réponse à une candidature. C’est un peu comme si deux univers parallèles coexistaient côte à côte sans jamais se voir et pratiquement ne jamais se rencontrer. Ceux qui ont un avenir, des projets et ceux qui doivent répondre au sifflet pour grappiller quelques jours de plus.
Plus intéressante encore est la confiscation intentionnelle du temps de ceux qui en disposent en quantité. Par le travail, certes, mais surtout par l’agitation, letiming, l’agenda, la surcharge permanente du flux du temps. Pas un temps qui n’échappe à la norme, même le loisir est chronométré. D’où l’absolue nécessité du contrôle occupationnel des chômeurs. Imaginez, un seul instant, qu’ils décident de mettre à profit tout ce temps libéré pour se mettre à penser par eux-mêmes !
La tyrannie de l’horloge a poussé le vice jusqu’à nous être totalement naturelle : même déféquer dépend moins de notre cycle biologique que des disponibilités de notre emploi du temps. On se repose quand cela est possible et non quand on en a besoin, même l’amour a des créneaux horaires et un calendrier. On pense rentabiliser notre temps en courant comme des hamsters dans leur roue et du coup, la réplique culte de ce monde chronométré est devenue : vraiment désolé, j’aurais beaucoup aimé faire ceci ou cela avec toi, mais je n’ai vraiment pas le temps
.
Pourtant, nous avons a priori un chouia plus de temps que nos ancêtres, quelques années de vie arrachées de haute lutte à la fatigue des corps, aux attaques des bactéries, à l’injustice de la guerre, plus ou moins le même temps — sauf accident — que l’on soit riche ou pauvre, c’est juste que nous n’avons plus de temps pour vivre, seulement du temps pour survivre, entre deux intervalles de production et de consommation, les deux facettes de la même aliénation de nos existences au capitalisme totalitaire.
Du coup, les maîtres du temps ont inventé l’obsolescence programmée, pas seulement celle des objets, mais aussi celle de la pensée. Et nous voilà dans la course à la modernité, la course à l’information, où la pensée, l’événement, l’action humaine sont soumis à l’érosion accélérée du temps frénétique. D’où le tempo compulsif des flux ininterrompus : données, argent, information, ressources, tout est mouvement, la pause est pire que la stase, c’est la mort. Voilà comment une information en chasse une autre, puis une autre, inlassablement, pourquoi il ne faut s’arrêter sur rien, prendre le temps de penser à rien, de mettre en perspective. C’est une amnésie collective programmée qui n’a d’autre fonction que de nous faire réagir comme des poulets sans tête, sans histoire, sans passé, sans aucun substrat psychique pour s’extraire du flux et y semer les graines de la contestation. D’où le timing forcené des forces politiques qui ne visent plus rien d’autre que l’instantanéité de la réponse synaptique au stimulus immédiat : chaque jour, le personnel politique soumis à cette logique produit une petite histoire écœurante qui fait réagir et interdit d’agir. Chaque jour, l’émotionnel brut, construit comme une fonction réflexe, prend le pas sur la réflexion, cette lente construction mentale qui nécessite, pour le moins, de faire un pas de côté et de prendre le temps de penser.
Ainsi, nous trouvons normal de ne plus pouvoir parler ou raisonner qu’autour de ce qui fait l’actualité, cette petite bulle de temps éphémère subjectivement construite qui explose au fur et à mesure que l’on tente de la toucher du doigt.
Ainsi, nous considérons qu’il est tout à fait normal de toujours nous presser dans un éternel présent, sans mémoire ni perspective.