France: Fichez les tous !

NDLR: Ceci est un article de Jean-March Manach, journaliste à OWNI et blogueur sur Bug Brother. L’article est sous licence Creative Commons BY-NC-SA. Vous pouvez également le consulter à la source > http://owni.fr/2012/02/01/fichez-les-tous. Bonne lecture !

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Ce mercredi, dans une relative discrétion, l’Assemblée nationale a adopté un texte permettant de ficher la quasi totalité de la population française. Dénommé « Fichier des gens honnêtes », il contiendra les données privées de 60 millions de personnes. Un tel fichier a déjà existé dans l’histoire. En 1940. Il a été détruit à la Libération en raison des risques majeurs qu’il représentait pour les libertés publiques.

L’Assemblée nationale a adopté ce 1er février 2012 le texte prévoyant le fichage des empreintes digitales et des photographies numérisées de 60 millions de “gens honnêtes“, pour reprendre l’expression du rapporteur (UMP) de la loi au Sénat, François Pillet, qui avait qualifié la proposition de “véritable bombe à retardement“.

  • –>> MAJ : les députés doivent d’abord débattre de la mise en oeuvre du principe de précaution, et ne pourront donc pas discuter de la proposition de loi avant la fin de l’après-midi.
  • –>> MAJ, 19h30 : la création du fichier a été adoptée par un hémicycle ne comportant qu’une dizaine de députés.

C’est la troisième fois, depuis 2005, que le gouvernement essaie de moderniser la carte d’identité. L’objectif affiché est de lutter contre son vol et son détournement, lequel avait déjà valu, en mars 2011, la création d’un nouveau délit d’usurpation d’identité, puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende, à l’occasion de l’adoption de la nouvelle Loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité publique.

Fin novembre, le ministère de l’Intérieur créait par ailleurs un nouveau fichier policierrelatif à la lutte contre la fraude documentaire et l’usurpation d’identité” et visant, précisément, à ficher l’”état civil réel ou supposé (nom, prénom, date et lieu de naissance, sexe, adresses postale et électronique, coordonnées téléphoniques, filiation, nationalité, photographie, signature)” des auteurs et victimes présumés d’usurpation d’identité.

De nombreux médias ont relayé le chiffre de 210 000 cas d’usurpations d’identité, par an, chiffre issu d’un sondage biaisé et, selon François Pillet, “obtenu en suivant une méthode unanimement critiquée (et) d’une fiabilité douteuse“, à la demande d’une société spécialisée dans les broyeuses de documents, qui avait donc intérêt à gonfler les chiffres.

Le nombre de faux a chuté de 24%

L’observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) estime de son côté que le nombre d’infractions révélées par les services en matière de “faux documents administratifs” (comprenant, notamment, de fausses cartes d’identité), oscille entre 6000 et 10 000, par an. Dans son dernier rapport annuel, l’ONDRP indique avoir enregistré 13 141 faits constatés de fraudes documentaires et à l’identité, dont 6342 “faux documents d’identité1, en baisse de 24% depuis 2005, chiffre que s’était gardé de mentionner Claude Guéant et les partisans du fichier des “honnêtes gens” au Parlement :

L’ONDRP précise par ailleurs qu’en 2010, 2 670 documents frauduleux français ont été saisis par la Police aux frontières : 1 142 titres de séjour, 216 visas, 651 cartes d’identité, 510 passeports et 151 permis de conduire. Et sur ces 651 cartes d’identité, 133 étaient des contrefaçons, 63 des falsifications, 185 relevaient d’usages frauduleux, 269 avaient été frauduleusement obtenues, et un avait été “volée vierge“.

L’ONDRP ne dispose pas du chiffre total des fausses cartes d’identité saisies par l’ensemble des services de police et de gendarmerie. Étrangement, personne, à aucun moment du débat parlementaire, n’a cherché à l’obtenir, ce qui aurait pourtant permis de mesurer l’ampleur du problème, et donc l’urgence (ou non) de valider la pertinence, et la proportionnalité, de ce fichage généralisé de la population française.

Un précédent détruit à la Libération

En juillet dernier, le député (PS) Serge Blisko déplorait la “procédure parlementaire pour le moins étrange” adoptée par le gouvernement qui, en privilégiant une proposition de loi (à l’initiative d’un sénateur) et non d’un projet de loi (du gouvernement), permet d’éviter d’avoir à recueillir l’avis du Conseil d’État, “pourtant indispensable en ces matières“, ainsi qu’à l’obligation de fournir une étude d’impact :

« Vous pensez bien que la création d’un fichier qui, à terme, regroupera plusieurs dizaines de millions de personnes, ne peut pas se passer d’un avis préalable du Conseil d’État et d’une étude d’impact.
Il est vrai que la lutte contre l’usurpation d’identité est un enjeu industriel et commercial important pour la France puisque les entreprises dont nous avons auditionné les dirigeants sont championnes du monde dans ce domaine et qu’elles travaillent à 90 % à l’exportation. Il fallait d’autant plus sécuriser nos débats pour éviter une erreur qui serait très préjudiciable demain à nos industriels. »

De plus, soulignait également Serge Blisko, évoquant les auditions des hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur, la prise d’empreintes digitales utilisera la “technique criminologique” des empreintes roulées et non pas posées : “nous ne sommes plus alors dans une démarche de reconnaissance d’identité, mais dans la logique d’un fichier de recherches criminelles“.

La proposition de loi exclue la “possibilité de reconnaissance faciale des individus dans la rue, dans les transports en commun ou lors de manifestations” que le rapporteur de la proposition de loi à l’Assemblée avait pourtant évoqué avec les industriels, et que Claude Guéant avait initialement proposé de permettre. De même, le fichier ne pourra être utilisé par des policiers que dans les cas d’usurpation d’identité. Mais rien n’empêchera, à l’avenir, de modifier la loi pour élargir les conditions d’exploitation du fichier, comme cela fut le cas avec le fichier d’empreinte génétique (FNAEG), créé pour ficher les criminels sexuels, et élargi depuis aux simples suspects de la quasi-totalité des crimes et délits.

Ce qui, pour Serge Blisko, n’est pas sans poser problème, dans la mesure où “le principe de finalité et de proportionnalité – pierre angulaire de la loi Informatique et libertés de 1978, qui est notre credo dans ce domaine depuis plus de trente ans – n’est pas respecté :

« Ficher potentiellement 45 à 50 millions de personnes – cette estimation a été avalisée par tous les interlocuteurs auditionnés en commission – dans le seul objectif de lutter contre l’usurpation d’identité qui touche quelques dizaines de milliers de Français par an, peut-il être considéré comme proportionné ?
L’enjeu est d’autant plus majeur que ce processus est irréversible. Une fois ces données biométriques personnelles – intangibles, immuables, inaltérables – collectées, on ne pourra faire marche arrière.
Monsieur le ministre, j’ai le regret de rappeler que la France n’a créé qu’une seule fois un fichier général de la population, c’était en 1940. Il fut d’ailleurs détruit à la Libération. »

François Pillet, le rapporteur (UMP) de la proposition de loi, avait ainsi qualifié ce fichier de “bombe à retardement pour les libertés publiques“, et expliqué que, “démocrates soucieux des droits protégeant les libertés publiques, nous ne pouvons pas laisser derrière nous un fichier que, dans l’avenir, d’autres pourront transformer en outil dangereux et liberticide” :

« Que pourraient alors dire les victimes en nous visant ? Ils avaient identifié les risques et ils ne nous en ont pas protégé. Monsieur le ministre, je ne veux pas qu’à ce fichier, ils puissent alors donner un nom, le vôtre, le mien ou le nôtre. »

Le ministère de l’Intérieur a récemment reconnu que 10% des passeports biométriques en circulation seraient des faux, alors même qu’ils avaient précisément été créés pour être plus sécurisés que ceux d’avant. Il eut à ce titre été intéressant qu’une étude d’impact évalue la pertinence de ce genre de papiers d’identité biométriques dits “sécurisés“.

Une telle étude d’impact aurait été d’autant plus utile que d’autres pays ont décidé de revenir sur leurs projets respectifs de fichage biométrique de leurs concitoyens. En Grande-Bretagne, le ministre de l’Intérieur a ainsi physiquement détruit, l’an passé, les disques durs contenant les données personnelles de ceux qui avaient postulé pour avoir une carte d’identité. Au Pays-Bas, le ministre de l’Intérieur a de son côté décidé de détruire les empreintes digitales associées aux passeports biométriques, le taux d’erreurs étant de l’ordre de 20 à 25%…

La semaine passée, le Sénat a vainement tenté de s’opposer à l’exploitation policière de ce fichier des “gens honnêtes, au motif qu’il était “dangereux pour la vie privée des individus“, comme l’a souligné Virginie Klès, rapporteur (PS) de la proposition de loi au Sénat :

« Je n’ai pas envie de vivre une situation ressemblant à ce que l’on voit dans La Vie des autres ou dans Brazil. Ce scénario, aujourd’hui fictif, pourrait demain être imaginé en France.« 

En cas de désaccord entre les deux chambres, c’est l’Assemblée qui a le dernier mot. En juillet dernier, en première lecture, la création de ce fichier de 60 millions de “gens honnêtes” avait ainsi été adoptée par sept députés pour, et quatre contre.


Couverture de Marion Boucharlat pour Owni.fr à partir d’une photo de Sochacki/Flickr (CC BY-SA) sélectionnée par Ophelia Noor.

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