Une autre photo de la « cyberwar »

NDLR: Ceci est un article de Lionel Maurel (aka @Calimaq), extrait du site OWNI. Lionel est également l’auteur de l’excellent blog  :: S.I.Lex ::. L’article est sous licence Creative Commons BY-SA. Vous pouvez également le consulter à la source > https://owni.fr/2012/01/25/une-autre-photo-de-la-guerre-du-web. Bonne lecture !

CC-Marion Boucharlat

Passée la dimension policière de l’évènement, l’affaire MegaUpload a ravivé les débats sur la gestion des droits d’auteur sur Internet. Une problématique traversée par de fortes tensions ; qui touchent en particulier les droits des photographes. Avec quelques grands acteurs aux propositions radicales, comme celle consistant à instaurer un « permis de photographier ».

Comme l’explique la Quadrature du Net, la place qu’avait pris le site MegaUpload dans le paysage numérique peut être considérée comme une conséquence de la guerre au partage conduite par les industries culturelles au nom de la défense du droit d’auteur :

MegaUpload est un sous-produit direct de la guerre menée contre le partage pair à pair hors-marché entre individus. Après avoir promu une législation qui a encouragé le développement des sites centralisés, les lobbies du copyright leur déclarent aujourd’hui la guerre […] La vraie solution est de reconnaître un droit bien circonscrit au partage hors marché entre individus, et de mettre en place de nouveaux mécanismes de financement pour une économie culturelle qui soit compatible avec ce partage.
L’éradication de MegaUpload par la justice américaine constitue un épisode spectaculaire de cette croisade du copyright, mais la guerre au partage qui la sous-tend revêt parfois des formes plus discrètes, mais insidieuses, dans d’autres branches de la création.

C’est à mon sens particulièrement le cas dans le domaine de la photographie et j’ai été particulièrement frappé, tout au long de l’année dernière, de la dérive du discours et de l’action de lobbying menée en France par les photographes professionnels, qui sont graduellement passés de la lutte (légitime) pour la défense de leurs droits à une forme de combat contre les pratiques amateurs et le partage entre individus, y compris à des fins non-commerciales. Il est intéressant d’analyser les glissements  idéologiques progressifs qui amènent les titulaires de droits à se dresser contre les internautes et à se couper des moyens d’évoluer pour s’adapter à l’environnement numérique.

Bien entendu, la photographie est un média particulièrement fragilisé par les évolution d’Internet et j’ai déjà eu l’occasion de me pencher sur les effets corrosifs que la  dissémination incontrôlée des images inflige aux fondements même du droit d’auteur dans ce secteur.

On comprend dès lors que les photographes professionnels soient sur la défensive. En juillet 2001, en marge des Rencontres d’Arles de la photographie, l’Union des photographes professionnels (UPP) avait ainsi organisé une spectaculaire marche funèbre pour enterrer le droit d’auteur . Le sens de cette action était de lutter contre des pratiques jugées abusives et attentatoires aux droits des photographes, comme le “D.R.” employé par la presse , les contrats léonins proposés par certains éditeurs ou la concurrence déloyale des micro-stocks de photographie comme Fotolia, pourtant labellisé par Hadopi .

Jusque là, il n’y a pas grand chose à redire à ce type de combats, qui rappellent ceux que les auteurs de livres mènent pour faire valoir leurs droits face au secteur de l’édition et qui me paraissent tout à fait légitimes. Il est indéniable qu’une des manières de réformer le système de la propriété intellectuelle dans le bon sens consisterait à renforcer la position des créateurs face aux intermédiaires de la chaîne des industries culturelles.

Mais pour lutter contre les sites comme Fotolia, qui proposent des photographies  à des prix très bas, les photographes professionnels ont commencé à critiquer l’expression “libre de droits” , mauvaise traduction de l’anglais “Royalty Free”, en rappelant (à juste titre) qu’elle n’avait pas de sens en droit français. Lors du congrès 2011 de l’UPP, une Association de lutte Contre le Libre de Droit (ACLD) a même été créée par plusieurs groupements de professionnels de la photographie C’est à partir de là qu’un dérapage a commencé à se produire chez les photographes, avec une dérive vers la guerre au partage, les pratiques amateurs et la gratuité. Après le “libre de droits”, les représentants des photographes en sont en effet venus à combattre “le libre” tout court, au nom d’amalgames de plus en plus discutables.

La première manifestation sensible de cette dérive a été l’opposition de l’UPP au concours Wiki Loves Monuments , organisé par la fondation Wikimedia pour inciter les internautes à photographier des monuments historiques et à les partager sur Wikimedia Commons. L’UPP a dénoncé de manière virulente cette initiative, en s’élevant contre le fait que la licence libre de Wikimedia Commons (Creative Commons CC-BY-SA) permet la réutilisation commerciale et en demandant sa modification :

Présentée comme une action philanthropique, cette initiative relève davantage d’une opération strictement commerciale. En effet, l’accès au concours est conditionné par l’acceptation d’une licence Creative Commons qui permet l’utilisation commerciale des œuvres. Des opérateurs privés ou publics peuvent dès lors utiliser gracieusement ces photographies sous forme de cartes postales, posters, livres ou encore à des fins d’illustrations d’articles de presse. Les photographes professionnels qui vivent de la perception de leurs droits d’auteurs s’inquiètent de cette démarche, qui constitue une concurrence déloyale à leur égard. Les initiatives de partage libre de la connaissance à des fins culturelles et pédagogiques sont légitimes, mais ne doivent pas conduire à mettre en péril la création.

Pour des professionnels qui prétendent défendre le droit d’auteur, ce type de position radicale est très surprenant. Car c’est en effet un des principes fondateurs du droit d’auteur français que les créateurs décident de manière souveraine de la manière dont ils souhaitent divulguer leurs oeuvres. Si un auteur veut partager sa création gratuitement, y compris en permettant les réutilisations commerciales, rien ne devrait pouvoir l’en empêcher ou alors, le droit d’auteur n’a plus de sens. Un article du Code de propriété intellectuelle consacre même explicitement cette possibilité de diffusion gratuite :

L’auteur est libre de mettre ses oeuvres gratuitement à la disposition du public, sous réserve des droits des éventuels coauteurs et de ceux des tiers ainsi que dans le respect des conventions qu’il a conclues (Art. L. 122-7 CPI)

Ici l’UPP, pour protéger des intérêts professionnels, prétend condamner cette liberté, dont veulent user des internautes pour contribuer volontairement à un projet collaboratif. Et ils sont par ailleurs des millions à mettre  en partage leurs photos sur Wikimedia Commons, mais aussi sur FlickrDeviant Art, et d’autres plateformes encore.

Mais les photographes professionnels vont plus loin encore. Au-delà de la Culture libre et de l’idée de biens communs, c’est tout un pan de la culture numérique qu’ils entendent remettre en question, avec la montée en puissance des amateurs. Cette tendance se lit clairement sur un des forums ouverts par les Labs Hadopi, dont les experts travaillent sur le thème de la photographie. On y trouve notamment cette déclaration d’un photographe, qui soulève des questions assez troublantes :

Ce métier n’est aucunement régulé, et les associations comme l’UPP (Union des photographes professionnels, dont je fait partie) font ce qu’elles peuvent. La comparaison la plus courante reste celle des taxis. Un métier régulé et normé, tant dans le droit d’exercice que dans les critères de nombre. Avoir une voiture ne fait pas de toi un Taxi. A contrario, avoir un appareil photo fait de n’importe qui un photographe établi et un énième concurrent.

Ou encore celle-ci, tout aussi éloquente :

[…] il me semble que la difficulté numéro 1 des photographes à l’ère numérique, c’est l’afflux massif d’amateurs qui vendent leurs photos à prix bradé voir gratuitement.

Le glissement dans le discours atteint ici des proportions très graves. Nous ne parlons plus en effet seulement de lutter contre le téléchargement, mais d’un corps de métier, menacé par Internet, qui commence à glisser à l’oreille des pouvoirs publics qu’il pourrait être bon d’instaurer un “permis de photographier” ou une sorte de numerus clausus, pour limiter chaque année le nombre de photographes assermentés !

D’une certaine manière, les photographes sont en train de remonter à la racine historique du droit d’auteur, dont les premiers linéaments sont apparus sous l’Ancien Régime sous la forme d’un double système de privilège et de censure, contrôlé par l’Etat. Le Roi en effet, accordait un “privilège” à un imprimeur afin de lui conférer un monopole pour exploiter un ouvrage et se protéger des contrefaçons produites par ses concurrents. On retrouve bien en filigrane, cet esprit dans les revendications des photographes, sauf qu’à présent, ils demandent l’instauration d’une forme de “protectionnisme juridique” pour les protéger des amateurs et du public, et non d’autres professionnels.

A une heure où le partage des photographies est massif sur Internet (plus de 100 milliards de photos sur Facebook… ) et s’accélère encore avec le développement des usages mobiles (voir le succès d’Instagram), on sent bien que ce type de positions est complètement irréaliste. Elle ne peut que conduire sur le plan légal à instaurer des systèmes de contrôle et de répression des pratiques culturelles qui se répandent dans la population et dont on devrait se réjouir, plutôt que de chercher à les condamner.

D’une certaine manière, les propos des photographes rappellent la “Pétition des fabricants de chandelle” qui avait été inventée en 1845 par l’économiste Frédéric Bastiat pour discréditer le protectionnisme économique. Dans cette parabole, les fabricants de chandelles demandent à l’Etat de les protéger contre la concurrence déloyale… du Soleil !

Nous subissons l’intolérable concurrence d’un rival étranger placé, à ce qu’il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu’il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit ; car, aussitôt qu’il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s’adressent à lui, et une branche d’industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n’est autre que le soleil, nous fait une guerre (si) acharnée […] Nous demandons qu’il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contre-vents, volets, rideaux, vasistas, œils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d’avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd’hui à une lutte si inégale. […]

Ce que révèlent les positions des photographes professionnels, c’est avant tout un profond désarroi face aux évolutions du numérique et une difficulté à penser un modèle économique adapté aux nouveaux usages en ligne. Il existe pourtant des exemples convaincants de photographes qui ont réussi à comprendre comment utiliser à leur profit les pratiques de partage pour valoriser leurs créations et développer leur activité.

C’est le cas par exemple de l’anglais Jonathan Worth, cité dans l’ouvrage The Power of Open qui recense les exemples de réussite de projets employant les licences Creative Commons. Incité à utiliser les Creative Commons après une rencontre avec Cory Doctorow, il publie aujourd’hui ses clichés sur son site sous licence CC-BY-NC-SA . La diffusion et les reprise de ces photos lui a permis de gagner une notoriété, qui lui a ouvert les portes de la National Portrait Gallery à Londres et de photographier les grands de ce mondeDans une interview donnée au British Journal of Photography, il explique en quoi les licences libres lui ont permis de penser un nouveau modèle en jouant sur la réservation de l’usage commercial, tout en permettant la reprise de ces photos librement à des fins non commerciales :

Maintenant je peux comprendre comment utiliser les forces des personnes qui réutilisent mes images gratuitement. C’est comme mettre un message dans une bouteille et laisser les vagues l’emmener ailleurs, en tirant bénéfice de l’énergie des marées. Creative Commons me permet d’utiliser l’architecture du système et d’être en phase avec les habitudes des natifs du numérique sur les réseaux sociaux. Les contenus sont les mêmes, mais leur mode de distribution a changé. Je n’ai pas trouvé la formule magique, mais CC me permet de profiter de choses qui autrement joueraient contre moi.

De manière plus provocatrice, le photographe américain Trey Ratcliff, qui tient l’un des blogs photo les plus suivis de la planète (Stuck in Customs) expliquaitrécemment sur le site Techdirt les raisons pour lesquelles il ne se préoccupe pas du piratage de ses créations et pourquoi il considère même que c’est un avantage pour son business. Il explique comment le partage de ses oeuvres lui permet de donner une visibilité son travail et de se constituer une clientèle potentielle. Et de terminer par cette phrase qui va nous ramener au début de cet article :

Tout mon travail est piraté. Depuis mes tutoriels photo HDR, jusqu’à mes livres numériques en passant par mes applications. Parfait. Tout est sur PirateBay, MegaUpload et d’autres sites de ce genre. Le fait est que j’ai de bonnes raisons de ne pas m’en préoccuper. Si MegaUpload est devenu une telle menace pour les industries culturelles, c’est avant tout parce qu’elles n’ont toujours pas réussi à sortir du “modèle économique de la pénurie organisée”, comme le rappelle à raison Samuel Authueil sur son blog. L’exemple des photographes que je cite ci-dessus montre pourtant que des créateurs peuvent tirer profit de la nouvelle économie de l’abondance, en adoptant des modes plus ouverts de distribution de leurs contenus, en phase avec les pratiques de partage sur les réseaux.
S’enfoncer dans la guerre au partage comme le font actuellement les représentants des photographes professionnels, lutter contre les pratiques amateurs et la gratuité,  c’est courir le risque de subir une véritable Bérézina numérique, comme le reste des filières culturelles qui refusent l’évolution de leurs modèles.

Ce n’est pas d’une réforme légale que le système a besoin, mais d’une profonde refonte de la conception de la valeur, qui entre en symbiose avec les pratiques de partage plutôt que de tenter de les combattre.

Lionel Maurel


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