ndlr: Ceci est un article de François Huguet extrait du blog Adam. L’article est sous licence CC: BY – Vous pouvez également lire l’article à la source > http://adam.hypotheses.org/994
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Dans un article publié le 12 septembre 2011 surOWNI.fr , la journaliste Ophelia Noor, pose la question suivante :
“Et si l’accès à l’internet, en mode sans fil, était un “bien commun” librement partagé par tous ?”
C’est effectivement ce que proposent de plus en plus de réseaux communautaires associatifs tels que Freifunk à Berlin, FunkFeuer en Autriche, So Cal Free Net à San Diego et Guifinet en Catalogne (catalogue complet des réseaux sans fils ici). Mais, au delà de ces initiatives « militantes » et de la philosophie qu’elles défendent, nous pourrions relever plusieurs éléments capables d’illustrer “l’imaginaire” de ces technologies sans fils, de ces nouvelles formes de communications, d’échanges, de partages et d’architectures réseaux.
La discussion que nous abordons ici et sur laquelle nous reviendrons tout au long de ce projet ANR dépasse largement le cas des réseaux sociaux, alternatifs ou non. Pour Annie Gentès, “elle prend sa source dans l’origine même de l’internet, de sa structure, de ses protocoles et de son mode de gouvernance. Elle confronte deux idéologies : celle de l’informatique centralisée et celle de l’informatique répartie. Même si le trafic sur Internet fonctionne en accord avec le principe de la distribution généralisée, il a désormais pris la forme d’une concentration autour de puissantes agglomérations de serveurs qui détiennent l’information, fournissent l’accès aux contenus et/ou gèrent le trafic sur le réseau. Cette logique se renforce d’autant plus avec l’avènement actuel du cloud computing. Au contraire, l’informatique répartie (en d’autres termes le principe d’architecture distribuée ; modèle de réseau informatique structuré afin que les communications et/ou échanges se fassent entre nœuds qui ont la même responsabilité dans le système) résiste pour des raisons à la fois techniques et politiques. La confrontation des deux « idéologies », centralisée vs distribuée, est particulièrement sensible dans le cas du peer-to-peer” (Extrait des Entretiens du Nouveau Monde Industriel – IRI – Centre Georges Pompidou, à paraitre).
Mais ce que nous souhaitons aborder ici, c’est l’univers de référence de nouvelles topologies de réseaux distribués mobiles (d’où l’expression “d’imaginaires” de technologies sans fils). De fait, la question soulevée par Ophelia Noor et reprise par les militants de réseaux alternatifs cités précédemment impose de repenser le tissu social et les infrastructures urbaines classiques. Stéphanie Vidal, doctorante au CoDesign Lab & Media Studies de Telecom ParisTech le remarquait dans un article paru sur Slate.fr le 3 septembre 2011 à propos de la reconstruction de Detroit:
la Detroit Digital Justice Coalition (DDJC) veut réduire la dépendance des habitants face aux géants des télécommunications et cimenter les communautés grâce à la maîtrise des technologies numériques. Les extraits de leur petit magazine Zine font office de manifeste:
«Les communauté de réseau sont à l’image des communautés agricoles. De la même façon que l’on peut réclamer des terres inutilisées pour y faire pousser notre nourriture, nous pouvons utiliser le réseau wifi public pour communiquer gratuitement. Comme pour le jardinage, construire et maintenir un réseau communautaire demandent des efforts et des aptitudes. […]
Au même titre que les associations qui œuvrent pour la justice sociale en montant des jardins communautaires ou des réseaux locaux de distribution de nourriture, la DDJC essaie de constituer des petits systèmes réplicables, redimensionnables, et décentralisés permettant de produire et de consommer l’information de manière démocratique. A Detroit, le projet Wireless Community Network se pose comme une alternative donnant aux individus l’accès à Internet et la possibilité de créer des réseaux locaux répondant aux besoins spécifiques de la communauté, tout en limitant le nombre de souscriptions auprès des opérateurs.»
“Coalition”, “Justice sociale”, “communautés”, “alternative”, “démocratie”… Autant de mots qui apparaissent également dans la bouche des super héros de cinéma lorsqu’il s’agit de se battre contre les “méchants”… Car c’est bien ce dont il est question ici: il semble que les créateurs de ces technologies, de ces “infrastructures alternatives” se réfèrent bien souvent au vocable des super héros (mais aussi de situationnistes tels que Guy Debord) pour référencer leur travail et leurs ambitions.
Premier exemple significatif, celui des réseaux MANET (Mobile Ad-Hoc NETwork – architectures distribuées mobiles) et de ses récentes améliorations apportées par la communauté Freifunk. Visant à remplacer le protocole de routage destiné aux réseaux maillés, sans fil ou mobiles “OSLR” (en anglais « Optimized Link State Routing Protocol »), la communauté Freifunk a baptisé son nouveau protocole B.A.T.M.A.N (“Better Approach To Mobile Adhoc Networking”).
L’idée centrale de B.A.T.M.A.N (d’après leur espace wiki) “réside dans le fait de partager les informations sur les meilleures connexions entre tous les nœuds B.A.T.M.A.N. dans le réseau complet. Grâce à cela, la nécessité d’informer l’ensemble des nœuds B.A.T.M.A.N. à chaque modification du réseau maillé disparaît. Chacun des nœuds regarde uniquement, d’où viennent les données reçues par leur partenaire de communication, et renvoient les données correspondantes via le même chemin. Sur le chemin vers la destination, les données seront transmises de cette manière de proche en proche. Scientifiquement parlant, cette approche est semblable à l’orientation des fourmis par les phéromones. Par conséquent il en résulte un réseau d’intelligence collective“…
Ici, c’est l’acronyme du protocole de réseau qui dérive du personnage de bande dessinée créé par Bob Kane et Bill Finger en 1939. Batman, avatar du millionnaire Bruce Wayne, est un justicier masqué censé rendre un semblant de justice dans une ville, Gotham City, en proie aux voyous. Humour potache ou véritable référentiel capable de suggérer une certaine idée de justice, du moins de “faire le bien” dans un monde où les réseaux wifis fournis par les FAI seraient des bandits, des opérateurs “voyous” obnubilés par l’idée de faire de l’argent et de contrôler totalement les réseaux?…
Deuxième exemple probant, celui d’un masque bien particulier utilisé depuis un certain temps par les Anonymous, groupe de désobéissance civile et de hackers informatiques né sur le forum4chan et popularisés via leurs attaques liées à la protection de Wikileaks et des militants tunisiens et égyptiens du printemps arabe.
L’imagerie développée par les Anonymous puise dans plusieurs films mais surtout dans celui de James McTeigue “V for Vendetta“, adaptation d’une bande dessinée de Alan Moore et David Lloyd publiée en 1990. Cette adaptation d’une œuvre majeure du géant des “comics” américains DC fut réalisée en 2006 avec la participation des pères de la trilogie “Matrix”, les frères Wachowski (autre “mine référentielle anti-système établi” pour des militants informatiques, gamers, etc.). L’identité visuelle des Anonymous ainsi que celle des mouvements de désobéissance civile en général ont repris à la bande dessinée de Moore, le visage de V (lui même inspiré du visage de Guy Fawkes, révolutionnaire catholique anglais instigateur de la conspiration des poudres en 1605) et ses codes plutôt anarchistes du moins anti Establishment.
Les références pourraient être très nombreuses, les Anonymous émettant des messages proches des codes de la série télévisée américaine Dark Angel (avec la superhéroïne Jessica Alba), et des thèses défendus par George Orwell dans 1984 (on pourrait également évoquer K. Dick, Gibson et Asimov en ce qui concerne la littérature). Les mêmes codes et les mêmes références ont été et sont toujours autant utilisées dans le milieu des réseaux sociaux alternatifs proches des mouvements des Indignés espagnols par exemple (voir les réseaux sociaux distribuées tels que Lorea, très utilisés par les espagnols ces derniers temps).
Nous reviendrons à nouveau sur cette question des imaginaires de création et de référentiels tout au long de ce projet mais ce que nous pouvons en retenir dès à présent est ce que relevaient Felix Treguer and Jean Cattan Le 7 mai 2011 toujours sur Owni.fr:
Des groupes d’utilisateurs sont sur les rangs pour défendre ces acquis et cette culture de la communication libre. Pour que ces réseaux citoyens continuent à innover techniquement et à se développer en dehors de toute pression étatique ou commerciale, il est nécessaire de ne plus se limiter à la « junk band » et de pouvoir accéder à d’autres parties du spectre radio. (…)
Le principal problème est que l’État, ou les instances de régulations, se comportent comme les nounous des ondes radios. Or la mise sous licence du spectre est la vache à lait de ministres des finances aux abois. Il ne faut pas oublier que les ondes radio sont un bien commun, comme l’air qu’on respire.
Une fois encore, l’architecture distribuée apparait comme un enjeu primordial des développement de l’Internet et ce à plusieurs niveaux: sociotechniques, politiques, économiques mais aussi culturels car elle semble se présenter (du moins selon ses militants) comme une organisation des systèmes informatiques et des communications plus “juste”, plus “démocratique”, plus “équitable”. La question de la mobilité à l’intérieur de ces réseaux cristallise d’autant plus les problématiques liées aux libertés des individus au sein des réseaux.
Affaire(s) à suivre donc…