ndlr: Ceci est un article de Lionel Maurel extrait de son blog :: S.I.Lex :: . L’article est sous licence CC: BY – Vous pouvez également lire l’article à la source > http://scinfolex.wordpress.com/2011/09/23/smiley-sous-les-sourires-la-marque
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Cette semaine, nous fêtions le 29ème anniversaire des smileys, ou plus précisément, des émoticônes. Le 19 septembre 1982, Scott E. Fahlman, un enseignant américain de la faculté de Carnegie Mellon envoyait un message à ses collègues en leur recommandant de dessiner avec des caractères un visage penché sur le côté pour distinguer les messages sérieux des autres : « I propose that the following character sequence for joke markers 🙂 Read it sideways« . Interviewé cette semaine à ce sujet, l’universitaire expliquait :
Comme personne n’a contesté cette paternité, il a été décidé que j’en étais l’inventeur. Mais franchement, c’est si simple que je pense que d’autres ont eu l’idée.
En creusant un peu la question, je me suis rendu compte que beaucoup de personnes et de firmes avaient essayé de s’attribuer la paternité sur les smileys, ou du moins, avaient cherché à utiliser des mécanismes de la propriété intellectuelle (copyright, droit des marques, brevets) pour s’octroyer un monopole exclusif sur l’usage des petites binettes souriantes !
Il est d’abord en effet douteux que Scott E. Fahlman puisse être réellement considéré comme « l’inventeur » de l’émoticône, car l’idée de dessiner des formes avec des signes de ponctuation apparaît déjà dans le morse dès les années 1850 et dans la presse américaine de la fin du XIXème siècle. Si l’on parle maintenant du smiley proprement dit, c’est-à-dire, le dessin stylisé d’un visage souriant coloré en jaune, avant de devenir l’emblème de la culture techno des années 90, il apparaîtrait pour la première fois dans le New York Herald Tribune en 1953, puis en 1963, au sein d’une compagnie d’assurance comme support d’une campagne interne destinée à remonter le moral des employés. Mais « l’inventeur » du smiley, un certain Harvey Ball, ne chercha pas alors à protéger sa création, qui est restée dans le domaine public aux Etats-Unis.
Pas pour très longtemps ! Car vous allez voir que le succès des smileys a déclenché une véritable foire d’empoigne de la propriété intellectuelle et une débauche d’imagination pour tenter de s’approprier ce signe.
Smiley ? C’est moi qui l’ai fait !
Une première tactique utilisé pour arracher un droit exclusif sur les smileys a consisté à tenter de les protéger par le biais d’un brevet. En 2008, un entrepreneur russe, Oleg Teterin avait tenté de déposer un brevet en Russie pour protéger le signe en lui-même. Selon ses dires, son intention n’était pas d’empêcher les simples internautes de s’envoyer des petits sourires électroniques, mais de faire en sorte que les entreprises s’acquittent « d’une modeste contribution de quelques dizaines de milliers de dollars par an » pour les usages commerciaux. Il semble néanmoins que sa tentative ait échoué et que les smileys restent dans le domaine public en Russie.
De manière plus subtile, de nombreuses firmes ont essayé de déposer des brevets sur des procédés techniques permettant d’afficher des smileys sur des écrans. Microsoft avait ainsi soulevé un tollé en 2005, en essayant de déposer un brevet couvrant « le fait de choisir des pixels pour créer un smiley, d’assigner une série spécifique de caractères à cette image, et de permettre qu’elle s’affiche sur le logiciel du destinataire« , de manière à gêner les concurrents de MSN Messenger comme Yahoo! ou AOL. Au delà des systèmes de chat, la bataille du smiley fait rage aujourd’hui dans le domaine des téléphones mobiles. Nokia a par exemple déposé un brevet sur un concept « Light Messaging » permettant de faciliter la conception et la compréhension de smileys depuis un appareil mobile. Apple peut se prévaloir de son côté d’un brevet sur son système Emoji pour IOS permettant d’utiliser des émoticônes pendant un appel vidéo et d’en afficher en dessinant des signes à l’écran.
En cherchant dans la base Google Patent, vous verrez qu’il existe bien d’autres brevets déposés sur les smileys ou les émoticônes.
Le mystère de la marque jaune…
Si la bagarre pour les smileys est intense sur le terrain des brevets, c’est sur celui du droit des marques que le délire de l’appropriation atteint des sommets et que ce type d’usage forcé de la propriété intellectuelle se révèle le plus pernicieux.
En 2001, la firme Despair, INC. avait fait grand bruit en déposant comme marque le smiley 🙁 et en annonçant son intention de traîner en justice 7 millions d’internautes, mais il s’agissait alors plus d’un canular destiné à créer le buzz. En réalité, c’est en France qu’il faut aller pour trouver celui qui a réussi à réaliser une véritable OPA sur le sourire en utilisant le droit des marques.
Vous vous souvenez que dans les années 50 et 60, le smiley avait déjà été utilisé aux Etats-Unis à des fins publicitaires, mais sans être déposé. En 1971, un certain Franklin Loufrani lança une campagne anti-morosité dans le cadre du journal France Soir, en utilisant la figure jaune souriante et il déposa dans la foulée ce signe comme marque à l’INPI (Institut National de la Propriété Intellectuelle). Ce procédé lui permit de toucher rapidement des royalties sur des objets portant la marque jaune et de faire fortune. Actuellement, le nom et le logo Smiley sont déposés pour une quarantaine de classes de produits différentes, dans plus de 70 pays. Les droits dérivés sont gérés par la Smiley Compagnie, aujourd’hui dirigée par le fils de Franklin, Nicolas Loufrani.
« Je ne suis probablement pas le premier à avoir dessiné un sourire, des hommes des cavernes ont dû le faire« , admettait Franklin Loufrani, mais cela ne l’a pas empêché de défendre sa marque en justice avec beaucoup d’agressivité, et son fils après lui. AOL, PierImport ou même Choco BN pour son biscuit souriant, ont eu maille à partir avec les avocats de la firme. Dans un article payant du Monde intitulé »Dans l’univers des smileys, la contrefaçon ne se règle pas toujours avec le sourire« , daté du 9 septembre dernier, on apprenait par exemple que la PME Les Moods, qui avait lancé une gamme de bracelets permettant d’arborer une petite figure pour indiquer son humeur du jour, s’était vue menacée d’une plainte pour contrefaçon de la part de la Smiley Compagnie, avec pour conséquence une saisie de sa marchandise aux douanes de Roissy.
A ce jeu-là, on ne gagne pas toujours et malgré une bataille judiciaire engagée depuis 2001 aux Etats-Unis, la Smiley Compagnie n’est pas parvenue à faire plier la puissante chaîne d’hypermarché Walmart pour avoir utilisé un petit bonhomme jaune dans un spot publicitaire. Les juges ont en effet considéré que le Smiley constituait : “an ubiquitous, non-inherently distinctive design and a common feature of modern American culture.” Or la distinctivité est l’un des critères essentiels pour pouvoir valablement se prévaloir d’une marque.
Rire jaune… ou voir rouge !
En France, les Loufrani ont pourtant remporté de nombreuses affaires en justice, même si parfois les décisions furent tangentes. Dans une affaire de 2005 opposant la Smiley Compagnie à AOL, les juges en première instance avaient d’abord prononcé la nullité de la marque et la « déchéance des droits de M Loufrani pour défaut d’exploitation pour les services de communication« . Mais la Cour d’appel avait ensuite donné raison à la firme, en rejetant notamment l’argument de la dégénérescence de la marque.
Pourtant, le titulaire des droits sur une marque peut finir par les perdre, si le signe qu’il a enregistré finit par tomber dans le langage courant et perdre son pouvoir distinctif pour les consommateurs. Mais cette déchéance n’est prononcée que lorsque le titulaire des droits sur la marque a négligé de la défendre en justice et qu’il l’a laissée par sa passivité devenir un signe usuel.
Les Loufrani se sont certes distingués par le nombre des procès intentés contre ceux qui voulaient utiliser les smileys à des fins commerciales, mais ils ne peuvent empêcher des millions de personnes d’utiliser quotidiennement les smileys et les émoticônes dans leurs communications électroniques.
Lorsque Microsoft avait essayé de breveter les émoticônes en 2005, Mark Taylor, directeur de l’Open Source Consortium, avait protesté en avançant des arguments que je trouve particulièrement pertinents :
Les émoticônes sont une forme de langage, et une jurisprudence qui admet l’enregistrement d’une licence sur une construction linguistique est très dangereuse.
La propriété intellectuelle pose souvent de tels problèmes de « granularité » et lorsqu’elle fini par protéger des briques trop élémentaires, elle dérive vers des formes illégitimes d’appropriation de biens communs.
Ce billet vous fera peut-être sourire, mais si j’étais vous, je resterai prudent quand même 😉
PS : merci à Cécile Arènes, qui m’avait signalé l’article du Monde sur Twitter et donné envie de creuser cette question. Merci également @BlankTextField de m’avoir soufflé le titre de ce billet.
PPS : j’avais déjà écrit à propos des émoticônes, il y a un certain temps, mais dans une tout autre optique, pour réfléchir au rapport entre l’oralité et le droit d’auteur, sur Twitter notamment.